SANS JORDI 2021
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Le , Librairie Page 36

LES PREFACES DU LIVRE

Que la loi demeure…

Une question posée par l’actualité récente à nous tous libraires, professionnels du livre et lecteurs a inspiré la création de ce livre : La librairie est-elle un commerce essentiel ?

Nous allons tenter d’élucider à travers l’Histoire des Grandes Heures de la Librairie en France cette problématique ouverte et lancinante….

La date anniversaire des quarante ans de la loi Lang nous a semblé être une entrée évidente pour donner vie à ce projet et réfléchir à l’essence des librairies : en quoi peuvent-elle immuniser nos démocraties ? Il nous a semblé pertinent que cette loi ayant permis à notre métier de se perpétuer et de se réinventer sans cesse depuis 1981, soit célébrée par les libraires indépendants eux-mêmes à travers le grand rassemblement annuel de leur profession.

Un de nos atouts, c’est que l’un des acteurs importants de cette loi, le ministre de la culture Jack Lang a accepté avec enthousiasme de donner de son temps afin de nous faire vivre de l’intérieur son éprouvante odyssée. Nous le remercions pour son épatante et inextinguible acuité culturelle et son juvénile esprit d’aventure.

Au moment où la politique suscite défiance et désenchantement, ce livre souhaite saluer le courage historique de cette loi qui a su en son temps privilégier la culture en la protégeant des dérives de l’économie de marché.

Il rend hommage à quelques lanceurs d’alerte visionnaires, dont Jérôme Lindon, qui a mobilisé à lui seul, dans une foudre hugolienne, les hommes politiques à propos des dangers d’un prix du livre non régulé.

Le réseau de la librairie indépendante aurait pu, de ce fait, disparaître comme ce fut le cas pour les disquaires. L’arrivée des grandes surfaces et leur pouvoir économique d’offrir aux lecteurs des « discount » attractifs visait, avant la Loi Lang, à imposer leur diktat sur le marché du livre tout en écrasant un autre maillage artisanal, hétérogène et humaniste : celui des maisons de papier que sont nos librairies.

Ce livre est justement pensé comme une librairie où toujours la liberté est à portée de main.

Nous avons donc convié dans ces pages Jean-Yves Mollier, enseignant et historien, un homme juste comme une épée dans ses engagements, authentique encyclopédie vivante de l’histoire du livre. Mais également Alban Cerisier, homme phare des éditions Gallimard qui effeuille pour nous les grandes heures de l’histoire de la librairie en témoignant ardemment de la combativité des hommes-livre lors des grandes épreuves traversées par la France. Quant à l’écrivain et journaliste Mohamed Aïssaoui, homme courageux relevant toujours les défis, homme-velours dans son regard sur les êtres, il a effectué un travail d’entomologiste pour raconter les luttes et les rêves qui ont animé les acteurs de cette loi. Matthieu Sapin, fameux auteur de bandes dessinées et réalisateur, véritable télescope, vif observateur, est un reporter à la Tintin scrutant le quotidien du monde politique et artistique. Nous le remercions pour son portrait irrésistible de Jack Lang… L’écrivaine et traductrice Agnès Desarthe, enfin, vibrionnante et scintillante est une des lucioles précieuses de ma librairie : elle n’a pas lâché la main de son enfance qui danse toujours sous les mots de ses textes « irremplaçables ». Sa lettre à un jeune lecteur est pour nous aussi marquante que celle de Rilke à son jeune poète…

Qu’avons-nous voulu sauver en élaborant cette Loi Lang au début des années 80 ?

Cette question a été ravivée dernièrement par un choc : le rideau tiré des librairies pour raison sanitaire.

Il ne s’agissait pas seulement de la fermeture d’un commerce comme un autre car ce rideau tiré, comme les yeux clos d’un visage, séparait la nation de son âme. C’est l’ADN de tout un pays qui se trouvait atteint dans son attachement profond à la libre circulation de la pensée.

Cette épreuve morale et économique nous a fait comprendre combien ces lieux étaient une source de liberté permettant d’échapper à nos destins.

Tirer ce rideau, c’était priver les lecteurs d’une forêt aux allées infinies, un espace où se matérialisent les émotions de chacun. C’était nous appauvrir du plaisir de saluer Camus et son Etrangeté, Kafka et son Château, Céline et son Voyage au bout de la nuit, Balzac et ses Illusions perdues, Proust et Sa recherche du temps perdu… et tous ces auteurs contemporains si déconcertants à découvrir ! C’était laisser nos étagères en manque dans l’attente de ce renouveau littéraire qui vivifie tant nos librairies.

Côtoyer tous ces auteurs, c’est pétrir notre humanité, aiguillonner notre curiosité insatiable, explorer nos inquiétudes, entrevoir les promesses de l’aube…

Nous nous trouvions amputés du cœur battant de la librairie : un juste équilibre entre savoir et ignorance, souvenir et oubli.

Vous savez, les cinq continents se trouvent réunis au creux de nos quatre murs, c’est un concentré de temps et d’espace où les bruits du monde sont filtrés, sauvegardés, maîtrisés. Victor Hugo écrivait : « Comme on fait son rêve, on fait sa vie » …

Tout cela n’est-il donc plus essentiel ?

Nous voudrions remercier les français lecteurs d’avoir exprimé si passionnément leur attachement à nos librairies en venant comme une déferlante nous acheter des livres dès leur réouverture. Il fallut cette dure épreuve pour ressentir la force de notre lien avec les lecteurs et la dimension tout à fait symbolique du livre dans notre pays.

Libraires, encore un effort, vous avez de l’avenir !

Marie Rose Guarnieri

Présidente de l’association Verbes

Le prix unique, une belle conquête de l’esprit et du commerce

Un sondage réalisé à l’issue du deuxième confinement a montré que, quarante ans après que la loi Lang a institué le prix unique du livre tel que figurant sur la couverture de chaque ouvrage, 53% des Français âgés de plus de dix-huit ans pensent encore à tort que le prix d’un livre varie selon les régions, la période de l’année, la conjoncture économique ou les détaillants. Et cette méprise se constate chez les grands lecteurs comme chez les lecteurs occasionnels. C’est dire que cet anniversaire a toute sa raison d’être !

En lisant les témoignages et les études recueillis dans le nouveau volume proposé par la Fête de la librairie, publié sous l’impulsion de la libraire Marie-Rose Guarniéri et de l’association Verbes, il est difficile de ne pas se souvenir du titre que notre ami Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit, avait, en réponse à Pierre Nora, donné à un article du Débat publié quelques mois après l’adoption de la loi: «Le livre comme risque». Oui, c’est bien de cela qu’il s’agissait alors, et non d’une simple querelle commerciale; une vision du livre et de la culture était au cœur des débats politiques, interprofessionnels, intellectuels et médiatiques.

Un projet d’auteur n’est pas la répétition de mille autres qui l’ont précédé, mais bien un pari, une promesse qui n’a de sens que si elle a une chance raisonnable d’être entendue, reçue, comprise et discutée : «Ou bien le réseau de librairies de haut niveau se maintiendra, se rajeunira, se développera, et on peut parier qu’écrivains, chercheurs conserveront assez de lecteurs pour être édités à des prix raisonnables. Ou bien les bonnes librairies existantes se transformeront au fil des ans en succursales de banques ou de restaurants de fast-food, et aucune incitation gouvernementale ne pourra convaincre un éditeur, fût-il nationalisé, de publier des livres sans débouchés. » Et de conclure : « Peut-être parce que la seule vraie richesse des auteurs, des éditeurs, des libraires et des lecteurs est précisément cette envie d’investir.» Une phrase à la résonance forte!

Le livre est un risque, et la loi qui en régit le prix, et plus largement le commerce libre mais raisonné, fut aussi pleine de périls! On ne saurait être trop reconnaissants à Jack Lang, dont c’était la première expérience gouvernementale, d’avoir œuvré si habilement, avec le président Mitterrand, à sa préparation et à son adoption, ainsi qu’à sa défense et à sa promotion dans le monde. Les éditeurs ont pu constater l’impact extrêmement positif de cette législation sur la vie du livre et sur la création littéraire.

J’ai eu la chance de pouvoir travailler, dans cette continuité, avec Jérôme Lindon et Michel Chodkiewicz à la création de l’Adelc en 1988, qui viendra conforter notre soutien interprofessionnel à la librairie de création en amplifiant les effets positifs de la loi de 1981; tout comme le label Lir (Librairie indépendante de référence), instauré en 2007.

La loi sur le prix unique continue de requérir toute notre attention; et l’affluence des lecteurs en librairie durant ces derniers mois, malgré toutes les contraintes pesant sur notre vie collective, renforce nos convictions. Certains veulent parfois remettre en cause ce dispositif législatif, comme le font les «marketplaces» qui créent à dessein une confusion entre livres neufs et livres « à l’état neuf ». Il faut donc rester vigilant; d’autant qu’il y a un autre bienfait à la loi Lang: la responsabilité des éditeurs d’offrir une gamme large et diverse d’ouvrages, entre grands formats et livres au format de poche, pour le plus grand bénéfice des lecteurs et des auteurs. Bel anniversaire à cette loi qui chaque année nous rappelle ses vertus.

Antoine Gallimard

Président des éditions Gallimard et du groupe Madrigall